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L'industrie du troisième millénaire

  in Le Nouvel Observateur 26 Octobre - 1er Novembre 2000

 

 

 

La ruée vers l'art…

C'est la révolution sur le marché de l'art. Hier réservé à une élite, il s'ouvre au grand public. Hier secret, il devient transparent. C'est en tout cas le rêve de Thierry Ehrmann, un jeune iconoclaste lyonnais, fondateur d'Artprice.com, qui propose sur internet la première cote officielle des œuvres en ventes aux enchères sur toute la planète. Suivez le guide.

"L'internet est le fils naturel de Proudhon et de Bakounine !" Parole d'anarchiste exalté ? Non. Profession de foi de Thierry Ehrmann, 38 ans, un singulier entrepreneur de la région lyonnaise, qui a une obsession : dynamiter par le Net l'opacité du marché mondial de l'art ! "L'artificier" reçoit les visiteurs au Domaine de la Source, un ancien relais de diligence du XVIe siècle à Saint-Romain-au-Mont-d'Or, le siège social de sa start-up dernière née : Artprice.com. Là, dans un élégant décor noir et high-tech, illuminé ici ou là par de magnifiques tableaux, quelques dizaines de jeunes gens sont penchés sur leurs écrans d'ordinateur. Leur mission ? Constituer des bases de données qui permettent à tout un chacun – professionnel ou collectionneur – d'estimer la valeur d'un objet d'art qu'il vend ou achète. Bref, créer une source d'information et de référence unique au monde.

Thierry Ehrmann mise sur la démocratisation de la planète de l'art. "On est en train de passer d'un marché de 500 000 collectionneurs à un monde de 5 millions de consommateurs", affirme-t-il. Les ventes annuelles d'art (hors antiquités), en progression de 10% par an depuis dix ans, sont estimées à 100 milliards de francs, dont un tiers pour les ventes aux enchères. Or les experts les plus optimistes tablent sur un doublement de sa taille, au cours des huit prochaines années. Pourquoi ? Parce que, côté offre, un nombre croissant d'artistes travaille plus vite, au moyen de techniques de plus en plus variées. Or, avec la fin des "académies", il n'y a plus de préjugé sur ce qui relève de l'art. Exemple : depuis que la photographie a conquis ses lettres de noblesse, un objet d'art n'est plus forcément un exemplaire unique.

Côté demande, les Occidentaux consacrent des sommes croissantes aux dépenses culturelles. Et notamment à l'art, qui devient plus accessible. Les prix moyens des œuvres vendues aux enchères ont dégringolé de 100 000 francs en 1980, à 12 000 francs aujourd'hui. Et le ticket d'entrée est tombé à 5 000 francs !

Le petit cercle des initiés qui "faisaient le marché" voit ainsi débarquer par dizaines de milliers de clients d'un nouveau type. Ces amateurs éclairés vont systématiquement voir les grandes expositions, s'aventurent parfois à visiter les galeries. Et commencent à acheter sur internet, catalyseur de ce nouvel essor.

Résultat : le marché a changé de nature, le tabou de l'élitisme a sauté. "On n'entre plus dans une galerie comme dans une église. Et l'on n'est plus maudit pour trois générations si l'on vend les tableaux de famille", plaisante le patron d'Artprice. Et le taux de rotation des collections s'accélère : le temps de rétention moyen d'une œuvre d'art contemporain est passé de douze ans en 1980 à dix-huit mois aujourd'hui. Une fluidité que devrait encore accentuer l'établissement d'une cote officielle. "L'art est en train de manger le luxe et la haute couture, dit Thierry Ehrmann. C'est parce qu'il a compris cela que Bernard Arnault est entré à 17% dans notre capital." Le patron de LVMH ne se contente pas de prendre des tickets dans des start-up comme Artprice ou Icollector. A l'instar de son "frère ennemi", le collectionneur François Pinault (Pinault-Printemps-Redoute), qui s'était acheté Christie's, il a jeté son dévolu sur le britannique Phillips, le numéro trois des enchères, et fait ses emplettes parmi les commissaires-priseurs français. Car si les acheteurs sont chaque jour plus nombreux, les canaux de distribution, eux, se concentrent.

"Le choc de l'information sur ce marché opaque est explosif", s'amuse Thierry Ehrmann. Son opération-vérité menace notamment les marchands d'art, qui vivaient sur l'absence de transparence des transactions, sans apporter de réelle valeur ajoutée. Aucun collectionneur ne sera plus prêt à surpayer un Bonnard s'il connaît le prix auquel la toile a été achetée en vente publique deux ans auparavant… Ehrmann, spécialiste de la propriété intellectuelle, sait de quoi il parle ; son groupe Serveur (qu'il contrôle à 95%) est depuis près de quinze ans un acteur des banques de données judiciaires, juridiques et économiques. Dans le passé, il s'est attaqué au marché du fret routier, puis à celui de l'intérim. Cette fois, avec Artprice, ce passionné de théologie, qui roule en Jaguar et a établi sa "cantine" chez son voisin Paul Bocuse, veut rééditer le coup à grande échelle. Il reprend le flambeau d'une poignée de "moines copistes". Tel l'érudit Hippolyte Mireur, qui expliquait dès 1901, en préface de son "Dictionnaire des ventes d'art faites en France et à l'étranger pendant les XVIIIe et XIXe siècles" : "Il ne nous déplaît point de constater que l'Art lui-même va se démocratisant".

Pour mener à bien son entreprise de dynamitage, Thierry Ehrmann a racheté une à une les principales bases de données de la planète. Notamment les fonds Bayer sur le marché de l'art anglo-saxon de 1700 à 1930, les quinze fonds éditoriaux de l'américain Sound View Press (dont "Who was Who in American Art"), les "Monogrammes et signatures" de Caplan, et en France les Editions Van Wilder… Ces mines d'informations sont ensuite moulinées pour être consultées sur le web. Sur artprice.com, on peut acheter les annuaires annuels sur cédérom ou papier (attention : l' "Artprice Annual" 2000 comporte… 2790 pages !). Ou bien consulter moyennant quelques dollars, la cote de son artiste préféré par genre d'œuvre. Aujourd'hui, cette société propose 2,5 millions de résultats de transactions, concernant 179 000 artistes du IVe siècle à nos jours, en provenance de 2 200 maisons de vente. Ce qui confère à cette anonyme PME lyonnaise… une situation de monopole dans le secteur. Et lui vaut déjà une procédure antitrust à Bruxelles.

C'est que, au-delà de la simple recension des transactions passées en vente publique, Artprice développe ses indices et ses cotes, fondés sur des outils mathématiques sophistiqués. Elle a pour cela acheté la société suisse Xylogic, créée par l'économètre Pascal Diethelm.

Ehrmann braque son projecteur sur les deux tiers immergés de l'iceberg du marché : les transactions privées

L'autre spécialité de cette filiale basée à Genève : la fourniture aux établissements de ventes publiques et galeries du monde entier de logiciels de gestion. Xylogic compte notamment parmi ses clients Christie's et Sotheby's à Genève, ou Cartier International. "Quand nous recensons un établissement d'enchères inconnu au fin fond de la Pologne, nous lui proposons de l'équiper avec nos logiciels, explique Thierry Ehrmann. En contrepartie, les résultats de ses ventes viennent automatiquement enrichir notre base de données."

Plus audacieux encore, Ehrmann tente maintenant de braquer son projecteur sur les deux tiers immergés de l'iceberg du marché : les transactions privées. Aussi a-t-il mis en chantier un ambitieux fichier des artistes, du XIVe siècle à nos jours. Y compris le million d'artistes contemporains, dont 184 000 seulement sont déjà passés en ventes publiques. "On peut établir une analogie entre marché de l'art et marché financier, analyse-t-il. Environ 1 000 sociétés françaises sont cotées à la Bourse de Paris… alors que 2,5 millions sont inscrites au registre du commerce." Transparence bien comprise commence par soi-même : Artprice.com a été introduite en janvier 2000 sur le Nouveau marché de la Bourse de Paris. "Nous sommes la seule société en point com a n'être jamais retombée sous notre cours d'introduction", se félicite son boss. Valorisation actuelle : environ 830 millions de francs. Pour des résultats de start-up (-2,5 millions de francs de résultat net pour un chiffre d'affaires de 5,18 millions de francs en 1999), et un objectif de point mort en 2001. Si le pari réussit, toutes proportions gardées, Artprice sera peut-être, dans une décennie, devenue au marché de l'art… ce que l'agence Reuters est aux marchés financiers.

Dominique Nora
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